Joël Vacheron : Cyril Porchet

Joël Vacheron

«Mais qu’est-ce que les foules peuvent bien faire ? Je vois ce qu’elles peuvent défaire, détruire, mais que peuvent-elles produire avec l’incohérence essentielle et l’incoordination de leurs efforts ?»¹ Au tournant du XXe siècle, de nombreux chercheurs s’attelèrent à découvrir quelles étaient les dynamiques, physiques ou psychologiques, qui animaient les foules. Regroupements organiques, accumulations abstraites ou éparpillements chaotiques, elles incarnaient les flux toujours plus impondérables de la réalité urbaine. Comme transportés par des forces invisibles, ces ensembles d’individus s’imposaient de plus en plus comme les dépositaires d’un pouvoir inédit.

À bien des égards, la posture adoptée par Cyril Porchet renvoie à ses préoccupations cruciales de la Modernité. Cependant, au lieu d’appliquer des procédés analytiques, il se sert de la foule comme d’un motif heuristique à partir duquel il peut tester des langages formels. Grâce à cette approche intuitive, la «foule se structure spontanément, tel un organisme cellulaire soumis à la cohérence de séquences génétiques. Les personnalités se confondent avec les unités d’un corps complexe qui se calque sur les rythmes du spectacle. Cette masse se met alors à bouger, à s’animer comme une ondulation visqueuse» ². À partir de cette matrice malléable, Cyril Porchet tente de rendre apparent l’ascendance des dispositifs spectaculaires sur les corps et les esprits. Les entremêlements enivrants d’un carnaval, les enfilades rectifiantes des assemblées d’actionnaires, les ornementations saturées des lieux de cultes ou les arabesques enveloppantes des reines de beauté, Porchet n’envisage pas le médium photographique à travers l’évidence du ça-a-été. Ces descriptions minutieuses interpellent plutôt le spectateur sur ses prédispositions et ses envies à se laisser séduire. Un pas trop en arrière et les détails s’estompent. Un pas en avant et on se sent aspiré. En jouant sur des effets de flux et de reflux, ses cosmogonies mouvantes questionnent notre acuité et nos croyances. Traversées par des tremblements ténus, elles sont autant d’allégories des pulsationsqui composent l’univers.

¹ Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, 1901
² Cyril Porchet, 2012

Joël Vacheron