Le roi est nu,
Le regard de Cyril Porchet sur l’archéologie du pouvoir

André Vladimir Heiz

1. Kyrie eleison : Vertige de la séduction
Il faut le voir pour le croire. La descente en enfer ou la montée aux cieux passe par la colonne vertébrale. Aller et retour : illumination des fioritures marbrées, idiosyncrasie des bestiaires et apôtres, enlacement des anges et démons. La croix au centre indique le droit chemin vers un paradis perdu. Le traitement de la matière et des surfaces fait rêver. La beauté est entrée par la porte des artistes, à couper le souffle.

Le pouvoir se cherche dans le miroir : rien n’est plus rassurant que la parfaite symétrie. Instasis à l’instar de l’ek-stasis : la jouissance n’est pas immédiate. Le pouvoir retient la jubilation anarchique. Le jet doit passer par le projet. L’avènement d’une ’érection spontanée n’a lieu d’être qu’ex cathedra. La concomitance des impressions est à la portée de la main. Alléluia.

L’apothéose se célèbre à l’abri d’une cathédrale. La démesure de l’émotion est transportée par l’encens qui monte au nez, le salut et l’adieu de la lumière qui transperce les vitraux, les rayons en flamme qui tombent à pic, le verbe de tonnerre qui traduit le vin en sang, une voix suave qui saute de la conception immaculée au sperme, des enfants en choeur qui arrachent des larmes bénites aux vieilles acariâtres et – cette indifférence d’une jeunesse insolente qui a la tête ailleurs.

Avant même de ne faire arrêt sur image, le regard de Cyril Porchet se porte sur l’architecture. L’étymologie voit loin : l’arché établit la structure profonde de toute construction à venir. La tecture, la texture et la tessiture sont à la base de l’épistémè ; le cadre fait image. L’architecture s’impose et s’expose. Elle dirige les sens vers ce noyau dur d’où formes et fonctions jaillissent : voies et voix savent à quoi s’en tenir. Le réticule est à la base d’une grille qui tisse l’organisation spatiotemporelle des sites et des signes. Le disque dur du monde s’en souvient. La matrice révèle l’universalité des dispositifs mis en oeuvre.

Arrive Dieu en catimini. Il a la main instruite et l’oeil averti de l’artisan. Il inflige l’ordre au tohu-bohu par un jet de grandes lignes, vite fait, bien fait. Il trace le sol, échafaude les piliers d’une structure porteuse et tire un plafond. En favorisant la pratique, il a l’horror vacui. Sous une myriade d’astres les eaux et les terres s’animent d’illustres bêtes et de plantes de toutes les couleurs. Le décor ostensiblement a besoin de décorums, de présences, d’une participation humaine. Ce dieu bricoleur attend la foule qui fait la queue pour admirer son oeuvre accompli. Le sublime prend un pas d’avance.
« Laudmus te, adoramus te ! »

2. Gloria : Meeting
Il faut le croire pour le voir. On vide les églises, on prend les mêmes et on recommence. Ce n’est pas le carré noir. L’immaculation fut assurée par un peintre en bâtiment : le blanc ne laisse à désirer. Le concept de Walter Gropius a trouvé preneur ; la cathédrale de Lyonel Feininger au diapason de l’utopie du Bauhaus a fait ses émules. La mise en espace est parfaitement étudiée ; l’angle droit a ses raisons d’insister. Sensiblement y manque l’humour – cherchez la femme.

La syntaxe est sans faille, la lumière balaie le tour d’horizon, les cadavres se cachent dans les zones d’ombre, la sémantique est absente. Power point : fusent les projections annotées de perspectives, rehaussée de promesses et de prévisions. Des chiffres et des lettres, la liturgie des statistiques. Plus la parole avance, plus elle fait taire. Abdication des errances sensorielles pour l’absolution du sens unique. Le bilan est mitigé. Dies irae. Le pouvoir ne se laisse pas traiter de tous les noms, il a un nom commun qui fait la pluie et le beau temps. Celui qui inventa la vérité, devait être un sacré menteur.

Arrive Dieu en costume sur mesure. Tout est en place. Le rhéteur fait figure sur fond. Il prend son souffle, ce souffle d’Elohim qui planait sur les abîmes et les eaux avant même que le mot lumière ne soit prononcé. L’imposteur s’accapare la parole en public, bien qu’il n’ait rien à dire. Il représente le triomphe sécularisé de « l’annunciazione » faite à Marie, du vent. Le décor est rafistolé par des scénographes, le rapport annuel est bâclé par des graphistes. L’eau est plate. Beaucoup d’appelé, peu d’élus. Privés de petits fours en guise d’hostie, l’assemblée part bredouille.
« Et in terra pax hominibus, bonae voluntatis. »

3. Credo : Speech
Il faut l’entendre pour le croire. Ecoutez-bien : les phonèmes et les morphèmes émanent de cette ineffable fragilité des cordes vocales pour trouver écho dans la boîte de résonance de l’agora. Vous suivez ? Dieu fait ses vocalises pour s’arrondir à une empreinte digitale de ses élucubrations, une mise au point qui se résume à un bruit qui brise le silence. Un cri condensé telle une matrice qui dit tout et n’importe quoi, afin de convaincre et de séduire, de menacer ou de flatter et de marquer la mémoire. « The medium is the massage ! » Nous avons compris.

Arrive le diable ex machina. Comment dire ? Comment montrer ? Comment créer des effets de sens ? Ce diable n’invente rien ; il n’a pas besoin de manuscrit. Il est dans l’action de l’énonciation appropriée sur-le-champ. Il improvise à l’impromptu. Il n’y a rien à redire. Qui tollis peccata mundi. Sa démonstration passe de la monstrance à la monstruosité. Il est le maître des lieux, ses intonations sont à la hauteur du propos. Avec brio il brasse les questions rhétoriques pour pointer l’évidence du doigt : une auréole dans laquelle la voix est un brin de poussière, la cristallisation d’un souffle qui touche à tout sans véritablement trouver de réponses.
« Patrem omnipotentem, factorem coeli et terrae, visibilium omnium et inivisibilium, lumen de lumine. »

4. Sanctus : Les foules silencieuses
Il y a foule. Il faut s’y faire pour le voir. Les beaux parleurs et les chanteurs à capella, que feraient-ils de leurs invocations et évocations sans la présence d’un public, cette masse prête à partager l’emphase des vibrations. Les membres se confondent dans l’halo, à l’unanimité. Tout le monde s’y retrouve : Fraternité, Egalité et Liberté. La Bastille essaime et ouvre des succursales au quatre coins du monde. Sons et lumières orchestrent la coagulation du sens commun. On n’est tous et toutes d’accord : on s’amuse. « Le tout est plus que la somme de ses parties ». Où est la différence ? Aristote voyait
venir.

Arrive Cyril Porchet. Il remonte le fil d’Ariane pour trouver la pierre philosophale et imaginale au coeur du labyrinthe. Le labyrinthe est la source du trompe-l’oeil. Vu de haut, il n’y a secret aucun. Perdu à l’intérieur de ses manigances, le regard perd le nord. Pour passer à l’essentiel il faut s’envoler de ses propres ailes. La solitude est un risque. Abandonné par la foule, le réveil s’avère brutal. Faire des images console, terre à terre. Pourtant, l’issue du labyrinthe se trouve à ciel ouvert, lorsque le regard quitte les sentiers battus. L’essor de la lucidité transgresse librement les méandres du pouvoir. Toutes
les séries réalisées par Cyril Porchet dévoilent une facette et une faille de l’immanence du pouvoir avec ses assises et ses emprises.

« Théoriser » relève tout simplement d’un regard qui s’attarde et s’appuie sur les occurrences en détectant les implications et conséquences de ce que l’oeil retient. Mon oeil ? Les sens dans leur ensemble ! Cyril Porchet est à l’écoute des glyphes et de gloses qui abondent de la synesthésie. Ses repérages mettent en évidence que l’appel des représentations est un rappel à l’ordre.

Cyril Porchet tente à montrer comment la trame de la structure profonde passe à la surface en devenant trace. L’outil de la photographie fait face aux formes en les fixant – comme un constat impartial de la beauté étourdissante dont les idéologies et orthodoxies s’habillent. Cyril Porchet caresse le rêve initial de la photographie : capter le passage de l’immédiat à l’éternité. Il cherche à mettre le doigt sur le déclic qui insuffle sa magie à l’instance de l’imagie. Cette magie a un nom : le sacré – et c’est par l’image et les impressions qu’il se produit. Le sacré peut sombrer dans le profane, la magie peut tourner à la démagogie. La nuance entre la force et le pouvoir est infime. Le pouvoir sait que l’interdit lui échappe, cette jouissance rendue visible et tangible par l’imagination qui se sauve entre-deux.
« Pleni sont coeli et terrae gloria tua. Osanna in excelisis. Benedictus qui venit. »

5. Agnus dei : Je vois !
Avons-nous vu les parades du pouvoir, entendu ses péroraisons? L’avons-nous rencontré face à face comme Monsieur Keuner dans les fameuses histoires de Bertolt Brecht ? Le vertige des sensations et de la séduction fait-il effet de sens ? Dieu sait. Il faut y croire avant de le voir, se mettre à genou devant l’éternel Père Noël, un archétype de la travestie ou du déguisement, ironie du destin.

Les analyses du pouvoir sont systématiques. Arrivent-elles à saisir son émanation, son épiphanie, son émergence ? Les historiens et autres intellectuels en restent béats devant son emprise, puisqu’ils en sont exclus. Ils ne savent point par quelle porte entrer pour y accéder, aussi assouvi leur désir soit-il de faire partie des initiés, épaulés et cajolés par le pouvoir.

Pouvons-nous montrer le pouvoir du doigt où nous faufiler dans ses coulisses et ses absides, afin de remonter l’arborescence de ses filières et structures ? Le pouvoir rhétorique se dérobe à une rhétorique du pouvoir. Entre-temps il aura changé habillement de place, de face, de surface, de motifs, de formes – en filigrane et en profondeur Bouche bée, l’analyse s’arrête aux appâts des apparences, alors que le pouvoir féru de ruses aura fait peau neuve devant le miroir, ni vu ni connu. Le pouvoir est synonyme de l’immédiat.

Arrive un gosse sans histoire. Le seul qui n’y croit point, c’est lui, ce môme qui lève sa voix dans la foule : « Le roi est nu, voyons ! » L’enfant n’a jamais entendu parler du sublime. Amusé, ébahi, il avance la vérité qui est d’une banalité inouïe. Espiègle, mais perspicace, il la répète sans peser le pour ou le contre : « Le roi est nu ! » La phrase ne paie une mine, sans introduction ni conclusion rhétorique, elle tombe in medias res publica. Quel aplomb, quel effet de sens !

Or, l’erreur de croire que ce geste intrépide d’une parole sauvage relève du droit à sa naïveté, est fatale. L’enfant, tout bêtement ne se laisse point aveugler par une idéologie qui masque le regard. Il ne porte guère les oeillères des soumis, repliés sur leurs prières abasourdies et emportés par les applaudissements des claqueurs. Il s’en fout des on-dit. L’enfant parle au nom des artistes qui – comme Cyril Porchet – démasquent le ça par le voir. Le pouvoir a beau tout savoir, devant la mise à nu par le voir, il angoisse et perd ses moyens. C’est ça le pouvoir !
« Donna nobis pacem. »

  • Bertolt Brecht, Geschichten von Herrn Keuner, Frankfurt am Main 2003.
  • Barbara Cassin, L’effet sophistique, Paris 1995.
  • Henri Joli, Le renversement platonicien : logos, épistémè, polis, Paris 1974.
  • Marc Fumaroli, Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne de 1450-1950, Paris 1999.
  • Marshall McLuhan, Quentin Fiore, The Medium is the Massage : An Inventory of Effects, London 1967.
  • Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, Paris 1959.
  • Clément Rosset, Le réel et son double : essai sur l’illusion, Paris 1976.
  • Clément Rosset, Le choix des mots, Paris 1995.
  • Heinz von Foerster, KybernEthik, Berlin 1993.
  • Heinz von Foerster, Wahrheit ist Erfindung eines Lügners : Gespräche für Skeptiker, Heidelberg 1998.
  • Richard Sennett, Together : The Rituals, Pleasure and Politics of Cooperation, Yale 2012.

André Vladimir Heiz, artisan du verbe et poète de l’image, fait signe. Nombre de publications en témoignent. Il eut la chance de voir le travail de Cyril Porchet « prendre forme ». Après dix ans de recherche il vient de publier « Les bases de la création en quatre volumes », véritable anatomie ou grammaire des Arts et Métiers, consacrée au ça-voir-faire. www.unifaire.n-n.ch.

© Ars semiotica, André Vladimir Heiz, n-n.ch.
Jersey, Lausanne, Guernsey, 2012/2013 [12330 signes]

André Vladimir Heiz