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Les Foules Silencieuses

Novembre Magazine No 4
Joël Vacheron

Q: Ta démarche présente une bonne part d’expérimentation, est-ce que tu suis une méthode particulière ?

De manière générale, mes recherches sont essentiellement guidées par des intuitions, car je crois qu’il existe une vérité dans la forme. Ma démarche est plutôt “tâtonnante ” et je m’autorise à faire des choses sans être totalement sûr du résultat. Je préfère passer beaucoup de temps pour produire une image manquée, plutôt que de regretter de ne pas l’avoir fait. Dans un second temps, une fois que j’ai le tirage sous les yeux, j’essaie de discerner quelles sont les dimensions, souvent inconscientes, qu’il serait pertinent d’approfondir. Cela constitue une manière très efficace pour cerner sa propre sensibilité et ses envies, mais ça laisse également de la place aux accidents. Il m’arrive d’aller très loin pour prendre des images qui finissent par être “recalées”. Dans ce cas, je m’en sers pour documenter les étapes d’un processus, comme dans un carnet de recherche.

Q: Qu’est-ce qui motive tes choix lorsque tu entames une nouvelle série ?

Sans que cela soit vraiment intentionnel, mon travail suit son propre cheminement, chaque question en amène d’autres. Ma série sur l’architecture des Églises baroques montre des figurations un peu chaotiques, dans lesquelles on entrevoit des figures humaines, telles que des angelots ou des divinités, qui se confondaient à ces ornementations. Mon but était de produire des allégories évocatrices de la spectacularité des sociétés modernes. Dans la série suivante, je me suis intéressé aux assemblées générales d’actionnaires. Les dispositifs employés dans les lieux de culte et les congrès économiques sont intimement liés et, même si cela se manifeste à travers des attributs plus “protestants”, ces assemblées conservent cette idée de specatularité. De plus, on retrouve également cette idée de présence humaine à travers les compositions formées par des rangées de chaises vides. Pour amplifier la dimension acoustique qui baigne ces espaces, cette série était accompagnée d’images présentant les figures produites par les fréquences de discours sur des surfaces d’eau. De cette manière, je voulais accentuer l’idée que les lieux de pouvoir traversés par des vibrations qui affectent directement les corps.

Q: Qu’est-ce qui t’as poussé à t’intéresser aux mouvements de foule ?

Je voulais continuer mes recherches sur d’autres formes de vibrations et de flux qui permettent de former des “structures invisibles”. Toutefois, je souhaitais donner une place plus importante à l’être humain, je voulais poser au même niveau des phénomènes physiques assez basiques et des masses humaines. Sans savoir très bien pourquoi, je me suis d’emblée concentré sur des rassemblements folkloriques, car, à mon avis, ils dégagent une force particulière dans une ère où tout semble tendre vers la mondialisation. Cette idée du rassemblement clanique, les dominantes de couleurs, ce rapport à la tradition, etc., tout cela participe à donner des tonalités et des entrelacements distinctifs aux différentes foules. Il m’a fallu beaucoup de temps afin de définir une posture adéquate, notamment à cause des contraintes techniques que cela implique, mais j’arrive de plus en plus précisément à anticiper la photogénie d’un rassemblement en fonction de densités, de couleurs et de mouvements.

Q: Cette mise à distance permet-elle tout de même de saisir les particularités d’un rassemblement ?

Tout à fait. Autochtones et touristes, téméraires et craintifs, nouveaux venus et habitués, après une période d’observation, on finit par saisir les dynamiques et les réactions de ses foules. D’ailleurs, à de nombreuses occasions, je repensais aux recherches menées au XIX siècle par Gustave Le Bon dans “Psychologie des foules”. À Barcelone, par exemple, la tradition veut que l’on construise des pyramides humaines. J’ai vite compris que le meilleur moment pour photographier était lorsque la pyramide vient de s’effondrer. Il y a toujours une dizaine de minutes, avant la construction de la suivante, pendante lesquelles il y a beaucoup de va-et-vient. À Dunkerque, des tourbillons se forment dès que le maire lance des harengs dans la foule. Cela se traduit par des sortes de petits serpentins. J’essaie par conséquent de comprendre quelles sont les logiques qui animent les foules que j’observe et cela est perceptible dans chaque photographie.

Q: As-tu puisé ton inspiration dans des sources particulières ?

Les peintures de batailles sont très inspirantes. Dans certains cas, on peut distinguer quelques personnages, dans d’autres, les deux corps armés forment une masse indéfinie. Pollock m’a beaucoup inspiré, car ses travaux impliquent des niveaux de lecture totalement différents en fonction de la distance adoptée par rapport à la toile. Le format des tirages est très important, car il doit permettre de rentrer dans l’image sans pour autant se laisser absorber par les détails. Pollock avait également une manière méditative, quasi chamanique, de produire ses oeuvres et j’éprouve souvent un état de transe lorsque je me retrouve dans l’ivresse de la foule. C’est peut-être ces diverses forces, ces flux d’énergies que je cherche à capter à travers mes productions. Il me faut toujours une bonne raison pour prendre une photographie, et c’est le type de sensation qu’il me semble pour ainsi dire impossible de saisir avec un autre médium. Même si le terme est un peu fort, j’essaie de faire ressortir une atmosphère chamanique grâce à cette fusion de trainées et de dégradés de couleurs.

The Silent Crowds

Novembre Magazine No 4
Joël Vacheron

Q: Your approach covers a good deal of experimentation; do you have a particular method?

Generally, my research is mainly guided by my intuitions since I believe that a truth exists in the form. My approach consists rather in "groping around" and I let myself do things without being entirely sure about the result. I prefer spending a lot of time to produce an unsuccessful image, rather than regretting not having done it. Afterwards, once I have the print before my eyes, I try to make out which dimensions, often subconscious, would be relevant to deal with in more depth. This establishes a very efficient way of defining one's own sensibility and desires, but it also allows for accidents to take place. Occasionally I go to great lengths to take images that end up being "failures". In such cases, I can use them to document the steps of a process, like in a research notebook.

Q: What motivates your choices when you initiate a new series?

Although it is not really intentional, my work follows its own path, each question leading to others. My series on the architecture of baroque churches shows some chaotic depictions in which one can make out human figures, such as angels or divinities, merging with these ornaments. My aim was to produce allegories reminiscent of the spectacularity of modern societies. In the following series, I took an interest in general assemblies held by shareholders. The mechanisms used in places of worship and economic congresses are intimately connected and although they are represented by more "protestant" attributes, such assemblies preserve this idea of spectacularity. Additionally, one also rediscovers this idea of human presence throughout the compositions made up of a row of empty chairs. To magnify the acoustic dimension that reigns in these spaces, the series was accompanied by images representing the shapes made by speech frequencies on a water surface. In this way, I wanted to highlight the idea that places of power, crossed by a flow of vibrations, can directly affect the body.

Q: What encouraged you to take an interest in mass movements?

I wanted to continue my research on other forms of vibrations and flows which allow "invisible structures" to be shaped. However, I wanted to give more prominence to the human being, I wanted to place fairly basic physical phenomena on the same level as human masses. Without really knowing why, I immediately started focusing on folk gatherings because, in my opinion, they release a particular strength in an age in which everything seems to move towards globalisation. This idea of gathering clans, the domination of colours, in relation to tradition, etc... all contribute to give distinctive tones and interlacing with different crowds. It took me a long time to finally define an adequate position, especially due to the technical constraints involved, but I can anticipate more accurately the photogenicity of a gathering according to its density, colours and movements.

Q: Does this detachment still allow an understanding of the features of an assembly?

Absolutely. Natives and tourists, brave and fearful, newcomers and regulars, after a period of observation, one finally understands the dynamics and the reactions of these crowds. Besides, on several occasions, I thought about the researches led by Gustave le Bon in the 19th century in "The Crowd: The Study of the Popular Mind". In Barcelona, for example, there is a tradition to build human pyramids. I soon realised that the best moment for a photographer was when that pyramid collapsed. For about ten minutes, before the next construction, there are many comings and goings. In Dunkirk, whirlwinds are formed when the mayor throws herring among the crowd. This is conveyed by something similar to small coils. Subsequently I try to understand which logic animates the crowds that I observe, and this is clear in every photograph.

Q: Have you drawn your inspiration from any sources in particular?

Paintings of battles are very inspiring. In some cases, one can even distinguish some figures; in others, the two armed bodies create an indefinite mass. Pollock inspired me greatly because his works involve entirely different reading levels depending on the distance taken in relation to the canvas. The format of the prints is very important because it has to allow the viewer to go into the image without being completely absorbed by its details. Pollock also had a contemplative way, almost shamanic, to produce works of art, and I often fall into a trance when I recognise myself in the intoxication of the crowd. Perhaps it's these various forces, this flow of energy that I attempt to capture through my own works. I always need a good reason to take a photograph, and it's the type of feeling that seems impossible to seize with another medium. Even though the term is a bit strong, I try to bring out a shamanic atmosphere by merging these streaks and colour gradients.